78.
D’abord, une lumière éblouissante, floue. Puis les contours de l’abat-jour qui se dessinent lentement, deviennent de plus en plus nets. Le plafond, ensuite, qui apparaît derrière, blanc cassé. Le plafond lézardé de son vieil appartement. Et un visage, enfin. Celui d’une femme. Celui de cette femme.
Jean Colomben reprenait ses esprits. Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre ce qui se passait.
Elle l’avait assommé, puis elle l’avait attaché, là, sur la table de la salle à manger. L’ampoule de la lampe se balançait de droite à gauche juste au-dessus de sa tête. Il sentait couler près de son oreille le liquide chaud et poisseux. En le frappant, elle avait dû lui ouvrir le crâne et il saignait abondamment.
Il cligna des yeux pour tenter de faire le point. Les traits de la femme, penchée au-dessus de lui, lui apparurent enfin plus clairement. Elle était si jeune ! Et si belle ! Elle avait les yeux d’un bleu turquoise et une longue chevelure blonde, presque blanche, les traits fins, la peau claire, et sa bouche, sans le moindre maquillage, était comme celle d’une enfant.
Il n’arrivait pas à croire qu’une femme pareille pût être l’auteur de tous ces crimes odieux. C’était tellement inconcevable, tellement irréel ! Et pourtant, il ne pouvait en être autrement : elle avait tué ses cinq compagnons. Et, à présent, c’était son tour.
Alors qu’il détaillait, stupéfait, le visage de cette jeune femme, Jean Colomben la vit soudain lever un bras. Il distingua alors dans sa main droite un rasoir de barbier, ouvert. Un frisson lui parcourut l’échine. Il tenta de se débattre, mais il était trop solidement attaché pour faire le moindre geste.
La jeune femme passa derrière lui et posa sa main gauche sur la joue du vieil homme, avec une tendresse inattendue.
— Je n’ai pas trouvé ce que je cherchais, Jean.
Il y eut un léger cliquetis et il sentit le métal glacé du rasoir se poser à la base de sa nuque.
— Cela me contrarie. Toutefois, cela prouve que vous êtes moins négligent que vos cinq compagnons. Vous êtes le seul pour lequel j’éprouve même un peu de respect, monsieur Colomben. Un tout petit peu de respect. Mais il va falloir me dire ce que vous avez fait de votre carré, maintenant.
La lame remonta d’un coup sec à l’arrière de son crâne, emportant avec elle ses quelques cheveux blancs dans un bruit de grattement. Le vieil homme se mordit les lèvres de douleur. Puis la femme recommença. À chaque petit coup de lame, il sentait de nouvelles coupures s’ouvrir dans son cuir chevelu.
— Vous savez bien que je ne vous dirai rien, souffla-t-il en serrant les dents. De toute façon, que je vous le dise ou non, vous allez me tuer. Alors faites ce que vous avez à faire, mais vous ne trouverez jamais le dernier carré.
Lamia arrêta aussitôt les allées et venues de sa lame de rasoir. Elle posa ses deux mains sur les tempes du vieil homme.
— Oui, je sais que vous en êtes persuadé, Jean. Parce que pour le moment, vous êtes capable de vous contrôler. Mais vous verrez, tout à l’heure. Vous verrez quand j’aurai commencé à percer votre crâne, ici…
Elle leva sa main droite et appuya son index sur le dessus du crâne du vieil architecte.
— Je sais que cela ne sera pas de bon cœur et je vous comprends, cela vous honore, mais vous parlerez, Jean. Croyez-moi, vous parlerez. Les autres, je leur avais injecté du curare, pour éviter qu’ils ne se débattent. Mais vous, je me suis contentée de bien vous attacher. Et vous verrez : vous parlerez.
Puis elle se remit à raser les derniers cheveux de Jean Colomben presque avec douceur.
Sentant les gouttes de sueur qui coulaient de son front et se mêlaient à présent au sang dans son cou, le vieil homme ferma les yeux.
Comment une femme comme elle pouvait-elle se transformer en pareil monstre ? Il y avait quelque chose qui ne cadrait pas, et c’était sans doute plus effrayant encore. Son calme et sa beauté rendaient sa folie plus insupportable.
Il avait cru, jusqu’à maintenant, que cela serait facile. Qu’il avait passé l’étape la plus difficile et que – maintenant que son carré était en sécurité – la mort ne serait qu’une douce délivrance.
Mais il commençait à douter. D’ailleurs, s’il ne s’était donné la mort lui-même, c’était bien qu’il n’était pas aussi brave qu’il eût aimé l’être.
Oh, ce n’était pas vraiment la mort qui lui faisait peur. Mais la douleur…
L’angoisse, à présent, commençait à le prendre, progressive et sournoise. Et si cette femme, aussi démente fût-elle, avait raison ? S’il finissait par craquer ? Si la douleur avait raison de lui, de sa volonté, de son silence ? Comment savoir de quelle manière il allait réagir ? Quelles seraient les limites de sa résistance ?
La douleur, il la côtoyait depuis longtemps. Il avait même fini par l’apprivoiser. C’était le lot des hommes de son âge. Mais ce que cette femme était capable de faire dépassait largement tout ce qu’il avait pu ressentir jusqu’à présent. Et il ne voulait pas partir ainsi. Partir dans la plus aiguë des souffrances.
Jean Colomben serra les poings. Ne pas y penser. Il fallait qu’il se concentre sur autre chose. Il savait pertinemment qu’il n’avait pas le choix. Qu’elle finirait, de toute façon, par le tuer de la même manière qu’elle avait tué les cinq autres. Au bout du compte, il n’y avait qu’une route à suivre : celle qui menait vers la mort. Et il fallait qu’il prenne cette route sans dévier. Il suffisait qu’il se fasse une promesse : ne plus jamais ouvrir la bouche. Oui. Se tenir à cette seule promesse, quoi qu’il advienne. Ne plus jamais ouvrir la bouche.
Et comme pour sceller son serment, Jean Colomben ouvrit soudain les yeux et prononça ce qui devait être ses dernières paroles.
— Vous avez échoué, mademoiselle.
Il referma aussitôt les paupières et attendit, la mâchoire serrée, que viennent la souffrance et la mort.
Sur maître Jacques, sur le père Soubise, sur le temple de Salomon, sur les bons-drilles de jadis, les gavots, sur tous les enfants du compagnonnage, il jura de se taire et d’accepter de mourir dans la plus effroyable souffrance.
La lame du rasoir descendit une dernière fois le long de sa nuque. Puis la femme fit quelques pas derrière lui. Il l’entendit fouiller dans un sac, déplacer une chaise et brancher une prise de courant au pied du mur.
Elle se rapprocha et se colla contre la table. Il sentit ses vêtements sur son épaule mais garda les yeux fermés.
Soudain, il entendit le bruit terrible de la perceuse qui se mettait en route. Le vieil homme sursauta.
Non ! Maîtrise-toi ! Tu es un enfant de maître Jacques. Souviens-toi. Vivre pour l’humanité, mourir honnête compagnon.
La femme laissa tourner la mèche dans le vide pendant un long moment. Cela faisait partie de la torture mentale qu’elle voulait lui infliger. Puis, doucement, elle approcha la perceuse de son crâne.
Tout son corps se raidit. Il ne pouvait s’empêcher de bander ses muscles, comme pour se protéger du monde extérieur. C’était un instinct défensif, une réaction automatique sur laquelle il n’avait aucune prise. La peur, maintenant, s’était emparée de son être physique. Mais pas de son âme. Il devait résister. Et pour ne pas laisser son esprit s’évader, il commença alors à répéter en son for intérieur les paroles qu’il avait prononcées très précisément soixante-cinq ans plus tôt, le jour de sa réception, à Paris, dans la confrérie des compagnons du Tour de France.
Je jure de garder fidèlement et à jamais les secrets des compagnons de Liberté, de ce Devoir et de son compagnonnage…
La mèche cogna en rebondissant plusieurs fois contre son crâne et il sentit la peau se déchirer d’un seul coup. Sa mâchoire se serra encore davantage, repoussant la douleur.
Je promets de ne jamais rien écrire sur le papier, de ne jamais rien tracer sur l’ardoise ou la pierre…
La tige de métal s’enfonça alors dans la fine couche osseuse avec un crissement aigu. Le vieil homme se mordit la langue, refusant de lâcher le cri d’effroi qui montait dans sa gorge. Il sentit le goût amer du sang couler sur son palais. Les mots qu’il récitait dans sa tête devenaient un hurlement silencieux, comme si son inconscient eût tenté de couvrir le bruit épouvantable de la perceuse qui lui trouait le crâne.
JE PRÉFÉRERAIS ET JE MÉRITERAIS D’AVOIR LA GORGE COUPÉE, MON CORPS BRÛLÉ, MES CENDRES JETÉES AU VENT SI J’ÉTAIS ASSEZ LÂCHE POUR LES DÉVOILER !
Il y eut soudain le bruit sec d’une paroi qui cède. La mèche venait de passer la couche osseuse. Les yeux de Jean Colomben s’ouvrirent de terreur, exorbités. Mais il continua…
JE PROMETS DE PLONGER UN POIGNARD DANS LE SEIN DE CELUI QUI DEVIENDRAIT PARJURE À SON SERMENT ; QU’IL M’EN SOIT FAIT AUTANT SI JE LE DEVIENS.
Soudain, la mèche ressortit d’un coup, dans un bruit de succion ignoble, et le bourdonnement de la perceuse s’éteignit lentement.
— Jean. Où avez-vous mis votre carré ?
La poitrine du vieil homme se soulevait et se rabaissait à toute vitesse sans qu’il pût reprendre son souffle.
— Où avez-vous mis votre carré ? répéta la femme en posant à ses pieds la perceuse ensanglantée.
Le liquide poisseux coulait dans son cou. Il aurait voulu pouvoir fermer à nouveau ses paupières, mais son corps refusait à présent de lui obéir. Du coin de l’œil, il la vit alors soulever à côté de lui une seringue qu’elle sortit d’un emballage plastique.
Il répéta à nouveau le serment dans sa tête.
Je jure de garder fidèlement et à jamais les secrets des compagnons de Liberté…
La femme laissa la seringue juste à côté de lui et disparut vers l’entrée du salon. Elle revint avec une bouteille de verre qu’elle déposa sur le coin de la table. Il ne put lire l’étiquette, tournée de l’autre côté, mais il savait pertinemment ce qu’il y avait à l’intérieur. Il avait lu les journaux.
Je promets… je promets de ne jamais rien écrire… de ne jamais rien écrire sur le papier…
— Jean. J’ai ici de l’eau, dit-elle en déposant une grande bouteille sur la table. Je vais vous tuer, Jean. C’est vrai. Nous le savons tous les deux. Je vais dissoudre votre cerveau. Offrir à la terre creuse l’intérieur des crânes des six compagnons. C’est le rituel, et vous savez la valeur des rituels. Mais j’ai deux façons de le faire. Si vous me dites tout de suite où se trouve votre carré, je vous injecte le produit pur et j’abrège immédiatement votre calvaire. Mais si vous refusez de parler, je le dilue. Et cela prendra beaucoup de temps. Vous allez progressivement perdre la raison, et vous finirez par me dire ce que je veux entendre. Allons, Jean, parlez. Vous savez bien que, de toute façon, je finirai par le retrouver. Où avez-vous caché votre carré ?
… de ne jamais rien tracer… Je promets. Je promets de ne jamais rien tracer… tracer sur l’ardoise ou la pierre… la pierre…
— Comme vous voudrez, Jean. Je vous promets que bientôt vous me supplierez de vous achever.
La femme dévissa lentement le bouchon du flacon d’acide et en versa le contenu dans la bouteille d’eau. Elle mélangea le tout, puis elle plongea l’aiguille de la seringue à l’intérieur et aspira le liquide transparent.